Sanjhi de Vrindavan, "Une tradition auréolée de mystère" — partie 2

Contrairement à d'autres traditions de dessins sur le sol en Inde, les images sanjhi sont, à ma connaissance, les seules à être réalisées à l'aide de pochoirs découpés à la main dans du papier et de poudres colorées.

Sanjhi de Vrindavan, "Une tradition auréolée de mystère" — partie 2

Les images éphémères créées dans les temples de la région de Braj, et en particulier dans le sanctuaire de Radha Raman à Vrindavan, sont singulières. Contrairement à d'autres traditions de dessins sur le sol en Inde, elles sont, à ma connaissance, les seules à être réalisées à l'aide de pochoirs découpés à la main dans du papier et de poudres colorées.

Pochoir représentant Krishna coiffant sa bien-aimée Radha qui se contemple dans un miroir.
Pochoirs divers : arbres, vaches et un motif floral portant les noms de "Sri Radha Krishna".
Pochoir avec des motifs de lotus sur lesquels on saupoudre les couleurs choisies.

L’origine de cette tradition picturale est auréolée de mystère. Ce que l’on sait, c’est que les sanjhi trouvent leurs racines dans le folklore de l'Uttar Pradesh et qu’ils sont devenus un art votif lorsque les courants religieux dévotionnels ou bhakti, apparus dans l'Inde méridionale, se sont progressivement répandus dans le nord de l'Inde. La croyance populaire veut que ce soit la bien-aimée Radha qui ait initié la pratique du sanjhi en composant des tapis floraux pour invoquer et impressionner Krishna. Une autre version attribue l’origine des sanjhi au Seigneur Krishna qui le soir venu, créait des tapis de fleurs pour apaiser la prétendue colère de Radha. La colère feinte faisant partie des jeux amoureux du couple divin.

On sait également que les sanjhi étaient pratiqués par les membres de la secte Madhva-Gaudiya sampredaya, l'une des quatre principales écoles de la pensée vishnouite de l'Inde du 15e siècle, qui prospérait alors dans cette région. Le vishnouisme est l’un des trois courants principaux de l’hindouisme, les deux autres étant le shivaïsme et le shaktisme centré sur le culte la déesse-mère en tant que source d'énergie universelle. Ces courants religieux se subdivisent en écoles ou sectes, et les peintres rituels du pays de Braj s’inscrivent dans la lignée de maîtres spirituels qui se réclame de Chaitanya Mahaprabhu (le Grand Maître), un philosophe et réformateur hindou né en 1486.

Chaitanya Mahaprabhu

Au cœur de sa doctrine, il encourage la dévotion totale à Radha et Krishna, dont l'amour mutuel est une source constante de ravissement, et incite les dévots à s'abandonner au Seigneur de Vrindavan, une voie qu'il juge plus méritoire que d’autres, car elle privilégie la dimension émotionnelle sur la connaissance textuelle. On rapporte que la mélodie d’une flûte, suffisait à plonger le philosophe dans l’extase. Il avait la réputation d'organiser des drames-dansés inspirés par des épisodes de la vie de Krishna. Ces manifestations exacerbées de mysticisme émotionnel ont contribué à la popularité de Chaitanya, qui déambulait dans les rues aux côtés de dévots de toutes classes sociales, en chantant les noms divins.

Chaitanya Mahaprabhu, chants et danses de dévotion, dans les rues de Nabadwip, au Bengale.
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Dévots en liesse, temple de Sri Radha Raman, Vrindavan, 2023

Lors de mon séjour à Vrindavan, j’ai pu mesurer l’ampleur de cette exaltation mystique. Bien que concentrée à photographier la création d’un sanjhi de poudres dans les locaux attenant au temple de Sri Radha Raman, je me suis rendue à plusieurs reprises dans le sanctuaire au moment des cérémonies d'offrandes (arati) pour m'imprégner de l'effervescence qui y régnait. Quelle différence avec les temples du sud de l’Inde et leurs rituels quotidiens plus mesurés ! Ici, à Vrindavan, les dévots dansent et chantent en chœur, accompagnés par des musiciens jouant des cymbales, des tambours et de l’harmonium.

Entrée du temple de Sri Radha Raman, Vrindavan
Chanteurs et musiciens dans le temple de Sri Radha Raman à Vrindavan

Les chants sont régulièrement ponctués par la scansion des noms des amants divins Krishna et Radha et par des battements de mains. Les fidèles, enveloppés dans les fumerolles d'encens et de camphre saisissent les offrandes de fleurs que le prêtre envoie dans la foule et goûtent à la joie collective de partager ce qui ressemble à l’ivresse divine, incarnée par Radha la bien-aimée et Krishna, la source éternelle.

Fidèle ayant reçu une guirlande préalablement offerte au dieu Krishna.
Le Saint des saints du temple de Sri Radha Raman à Vrindavan
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C'est sur cette toile de fond que les peintres rituels ont transposé les jeux amoureux de Krishna et de sa bien-aimée Radha dans les peintures sanjhi. Mon interlocuteur Sumit Goswami s’inscrit dans cette mouvance religieuse. Il appartient à une illustre lignée remontant à plus de seize générations et qui s’est toujours consacrée au service du Seigneur Radha Raman (autre nom pour le dieu Krishna), dont le culte avait été confié en 1554 à leur ancêtre Gopal Bhatt Goswami, l'un des six célèbres Goswami associés à Chaitanya Mahaprabhu. L’art votif des sanjhi fait partie intégrante des rituels du temple Sri Radha Raman depuis de nombreuses générations et Sumit Goswami en est l’actuel représentant. Depuis son enfance, il s'est intéressé aux nombreuses traditions artistiques de sa région natale. Après avoir obtenu un diplôme en philosophie, il a décidé de se consacrer à l’art des sanjhi et à sa diffusion en dehors du temple.

Sumit Goswami, prêtre et peintre rituel au temple Sri Radha Raman, Vrindavan

Le festival des sanjhi domestiques et des temples s'inscrit dans le même cycle annuel que la période dite pitru paksha (littéralement "Quinzaine des ancêtres"), dédiée aux ancêtres à qui l'on offre des oblations. Les sanjhi sont créés après les moussons d'automne, pendant la quinzaine sombre du mois lunaire d'Asvin (mi-septembre à mi-octobre. En général, la période pitru paksha est un temps de réflexion, propice aux exercices spirituels plutôt qu'aux réjouissances de toutes sortes. Le festival des sanjhi fait exception, car selon les fondements de la philosophie dévotionnelle de la région de Braj, la célébration de l'amour spirituel du couple divin Radha-Krishna transcende les limites du phénoménal et va au-delà des notions de propice et de funeste. Les sanjhi dépassent les considérations esthétiques, symbolisant la joie des retrouvailles de Radha et Krishna le soir, après une longue journée de séparation. Dans sa forme populaire et domestique, le terme sanjhi renvoie à "sandhya", le crépuscule, et désigne une image faite de bouse de vache étalée sur un mur ou sur le sol, puis décorée de pierres colorées, de morceaux de miroir et de fleurs, et vénérée au crépuscule par les jeunes filles célibataires afin d'obtenir un mari convenable. La coutume se poursuit aujourd’hui encore dans les villages du Braj et dans les zones rurales du Rajasthan, du Pendjab et du Madhya Pradesh.

Sanjhi from Agra, Mathura and Gwalior (1992),Jyoti Bhatt Archive 

Depuis les murs extérieurs d'une maison villageoise jusqu’à l'intérieur d'un sanctuaire, posé sur un autel en terre, les temples vishnouites semblent avoir adopté, intégré et transformé les images sacrées domestiques créées par des jeunes filles, en images religieuses sophistiquées, peintes par des hommes et qui font aujourd'hui partie du rituel liturgique de certains temples de Vrindavan.  

Cour à l'entrée du temple de Radha Raman, Vrindavan
Temple de Radha Raman à Vrindavan

État de l'Uttar Pradesh

Histoire à suivre...

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Sanjhi de Vrindavan, " Dans les pas de Radha et Krishna " — partie 1